Carte postale N°1 ; à l’amie, à la sœur…
« Le lys martagon "
Une fleur, rien
qu’une fleur. Pas de quoi en faire un monde. Cependant !
Dissimulé dans
la pénombre d’un sous-bois, le randonneur passe son chemin sans le voir. Il
faut dire qu’il est rusé le lys martagon avec sa tige élancé vers un ciel
lumineux qu’il ne trouvera que s’il ose sortir du couvert ombragé des arbres
avoisinants. À cette verticale rigide d’un vert tendre se cramponnent quelques
tiges courtes élargies à la base de quelques ébauches de feuilles
prolongées de fleurs à la ciselure majestueuse et raffinée. Des fleurs aux
pétales recourbées en forme d’anse bouclée déploient en leur centre leur
carnation fraiche de joues d’enfant couperosées par les frimas hivernaux, rose
violine, ponctuées de taches de rousseur. Du cœur de la fleur se dresse les
étamines chargées de pollen poudreux que les abeilles viendront inhaler. Dans
un jardin privé, jamais nous ne croiserons un lys martagon. Rebelle et
affranchi il fuit la compagnie des hommes et refuse toute domestication. C’est
au nom de cette insoumission que le regard avisé, épris de liberté trouve en
cette miraculeuse rencontre la poésie de Claude Celan, dont le souffle musical
de la prose vibre des rythmes aux accents de détresse qui saignent le sens. En
résonance avec l’Entretien dans la montagne dont voici l'incipit, nous
nous laissons infléchir au détour d'un chemin par le lys martagon qui strie non
seulement le miroir de notre rétine, mais également notre pensée pétrie de
dissonance. ( Un soir, le
soleil, et pas seulement lui, avait disparu, le Juif s’en alla, sortit de sa
petite maison et s’en alla, lui le Juif et fils d’un Juif, et avec lui s’en
alla son nom, l’imprononçable, il s’en alla et s’en vint, s’en vint, clopinant,
se fit entendre, s’en vint bâton en main, s’en vint foulant la pierre,
m’entends-tu, tu m’entends, c’est moi, moi, moi et celui que tu entends, que tu
crois entendre, moi et l’autre – donc il s’en alla, on pouvait
l’entendre, s’en alla un soir, alors qu’un certain nombre de choses avaient
disparu, s’en alla sous les nuages, s’en alla dans l’ombre, la sienne et
l’étrangère – car le Juif, tu le sais, qu’a-t-il donc qui lui
appartienne en propre, qui ne soit emprunté, prêté et jamais restitué – donc
il s’en alla et s’en vint, s’en vint de par la route, la belle, l’incomparable,
s’en alla comme Lenz, à travers la montagne, lui que l’on avait laissé habiter
tout en bas, là où est sa place, dans les basses-terres, lui, le Juif, s’en
vint et s’en vint… )